Voir le jour (Latex catedra)

Ce moment, personne ne s'en souvient. A-t-il seulement existé ? Il n'y avait ni dehors, ni dedans. Ta mère et toi ne formiez qu'un seul être vivant. Puis tu as vu le jour. Tu as ouvert la porte de la caverne, de la matrice, de l'utérus, tu as ouvert la porte du dehors et les choses te sont apparues, nues et violentes comme une évidence. La lumière t'a blessée. Elle blesse souvent les gens sensibles. Tu as hurlé. Et depuis tu es seule. Tu grandis seule, tu vis seule, tu souffres seule. Alors tu construis des cabanes pour t'y lover en douceur.

Ce moment, personne ne s'en souvient. A-t-il seulement existé ? Il n'y avait ni nous, ni eux, ni riches ni pauvres, ni propriétaires ni propriétés. Ton peuple et toi ne formiez qu'une seule et même tribu. La nature n'appartenait à personne. Les poissons remontaient librement la rivière. On baisait sans honte dans la nef des cathédrales boisées. Puis la guerre a éclaté. Il y avait eux, il y avait nous, des mots pour dire eux, des mots pour dire nous, et des mots pour ordonner la nature avant de l'exploiter. Alors tu construis des cabanes pour y trouver refuge.


Balade littéraire

Wisława Szymborska : Conversation avec la pierre